Chez nous n’avait pas pénétré le ridicule Père Noël qu’ont inventé les grands magasins, sur le modèle russe du Bonhomme Hiver. Saint Nicolas visitait mon village dans la nuit du 5 au 6 décembre. Il possédait la liste des enfants à récompenser et des polissons à punir. Il ne se trompait jamais, à croire qu’il était renseigné de première main. Je n’étais point étonné qu’il descendît par la cheminée pour déposer dans mes souliers un sac de bonbons ou une tour Eiffel en carton doré. Puisqu’il avait ressuscité les trois petits qui s’en allaient glaner aux champs et que le méchant charcutier avait mis au saloir comme pourceaux, c’est qu’il avait beaucoup d’amitié pour les enfants et qu’il était capable de faire des miracles bien plus difficiles que plonger dans une cheminée sans perdre sa mitre et sans tacher de suie ses beaux vêtements tissés d’or.
Néanmoins je n’étais pas sans inquiétude. Un soute assaillait mon esprit. On m’avait dit que le bon évêque, attentif, plein de zèle et d’indulgence, tenait par la bride sa bourrique chargée de cadeaux et que, sans s’attarder, il allait ainsi de maison en maison, de cheminée en cheminée. Je n’avais jamais vu de saint. Il était hors de mon univers. Je croyais tout de lui. Mais la bourrique ? J’étais monté sur un âne. Je savais que l’âne n’est point doué pour les voyages aériens, ni même, quoiqu’il soit grimpeur, pour les équilibres difficiles sur la pente d’un toit lisse et enneigé. Avide de certitude, j’interrogeai les grandes personnes avec la mine de quelqu’un qui en sait long. Hélas ! les grandes personnes ne s’accordent jamais sur rien. Ma grand-mère qui aimait se divertir de moi m’assura avec le plus grand sérieux qu’en effet il arrivait souvent que la bourrique perdît pied sur un toit trop raide. Elle-même en avait vu une qui gisait dans le ruisseau à demi gelé, l’échine cassée, les jouets épars dans la boue autour d’elle.
– Mais, alors, les enfants n’ont eu rien ?
– Oh si ! Saint Nicolas avait heureusement les verges sous son bras. Elles ont toutes été distribuées.
Cela n’était pas rassurant. Chaque année, j’avais soin de déposer dans une chaussure une lettre au saint évêque, très respectueuse, très bien tournée, dont la confection me donnait beaucoup de mal. Sans avoir l’air de vouloir le contraindre, je lui indiquai mes préférences en matière de jouets, avec renvois discrets aux catalogues du Louvre et du Bon Marché, qui étaient alors les plus largement distribués en province. Je poussai la déférence jusqu’à lui indiquer la page et, comme saint Nicolas, patron de la Lorraine, devait être très aussi économe qu’un Lorrain, j’avais soin de ne jamais lui proposer les articles les plus coûteux, ceux qui étaient ornés de la mention : « le même, extra », ou « le même, modèle luxe ». Ma sœur relisait ma lettre et corrigeait les fautes d’orthographe, car il est constant que les saints n’aiment pas les fautes d’orthographe.
C’est alors que je fus tenté par le démon de l’expérience scientifique. Je demandai la permission d’offrir une botte de carottes à la bourrique céleste. J’ajoutai un post-scriptum à ma lettre : « Dans l’autre soulier, j’ai mis des carottes pour votre âne. » Fatale idée ! J’avais assemblé les carottes d’une certaine façon et dissimulé au centre de la botte un morceau de papier propre à la faire reconnaître. Le matin, à mon réveil, les carottes avaient disparu. La bourrique les avait-elle mangées ? Une rapide inspection me les fit retrouver à la cuisine, avec leur pièce d’identité. Je triomphai de ma malice. J’en développai l’économie. J’en fis valoir le succès. J’établis que saint Nicolas n’avait pas d’âne. J’insinuai que son histoire était entachée de légende. On m’écouta avec grand intérêt.
L’année suivante, je mis, comme à l’ordinaire, mes chaussures devant la cheminée : saint Nicolas ne s’arrêta pas.
Si du moins la leçon m’avait profité ! Que n’ai-je fait semblant de croire aux gens en place et aux choses qui rapportent : je serais opulent, fier, orgueilleux, doré sur tranche…tant pis ! Tant mieux !